Une poésie du verbe
L’oeuvre de Jacques Prévert a connu un curieux renversement de perspective. Ses poèmes, publiés à partir de 1946, ont été composés dix ou quinze ans auparavant. Pour le grand public, l’auteur de films a précédé le poète. Or, c’est le contraire qui s’est produit dans la réalité.
On pourrait alors se demander, en observant que Prévert n’a pas commencé à écrire très jeune : qui a précédé le poète ? Il faudrait sans doute répondre : l’homme de la parole. Jacques Prévert était un prodigieux parleur. Il produisait, sur un débit presque monocorde, mais jamais monotone, des milliers de phrases pleines d’idées, d’images, de maximes cocasses, d’observations pénétrantes, de pirouettes et de jugements profonds. On était fasciné autant qu’ébloui par cette étincelante faconde, pétillante et passionnée, narquoise et généreuse.
J’ai dit « l’homme de la parole », et non pas « des discours » : ce bavard merveilleux n’était ni un raisonneur, ni un prophète, ni un gonfleur de ballons politiques. Les discours, dans son oeuvre, sont toujours parodiques, visant les phrases creuses, les lieux communs et les superlatifs cache-misère.
Quand Jacques Prévert, aux alentours de 1930, a saisi une plume, l’homme de la parole ne s’est pas effacé devant l’écrivain nouveau né : il s ‘ est penché vers lui et n’a plus jamais cessé de lui souffler à l’oreille. Voilà pourquoi les poèmes de Prévert sont si fortement « parlés » : adaptés à l’usage habituel de la langue, des lèvres et du palais, et découpés sur le souffle, sur le volume des poumons et la manière de s’en servir. Si son premier recueil s’est appelé Paroles, ce n’est ni par orgueil ni par humilité, mais parce que le mot définissait la chose en toute exactitude.
Voilà pourquoi, aussi, les premiers textes de Prévert présentés au public furent composés pour les comédiens du groupe Octobre : ils sortaient de sa bouche, ils avaient besoin de la voix et du geste pour prendre vie.
Voilà pourquoi, enfin, les plus grandes œuvres de Jacques Prévert sont des œuvres cinématographiques. Mais nous y reviendrons tout à l’heure. II serait déraisonnable d’entériner le verdict du temps et de séparer, comme l’a fait la faveur publique, les poèmes de Prévert de son action dans le groupe Octobre. (Il a d’ailleurs lui-même rectifié cette vision anachronique, puisque Paroles contient plusieurs saynètes de circonstance, comme Le Tableau des merveilles et La Bataille de Fontenoy.) Ce qui les réunit, c’est une inspiration commune et un analogue traitement du langage.
L’inspiration, c’est la défense de la classe ouvrière contre ses exploiteurs, l’espoir d’une société juste et fraternelle. En fait, Prévert ne traite pas ce vaste et brûlant sujet en analyste raisonneur et pondéré. Il exprime la peine et la joie, la misère et l’espoir, avec force et conviction, mais un peu en vrac. Il n’élabore pas une stratégie de la révolution, il ne propose pas des solutions immédiatement applicables, avec mode d’emploi (ce qui le sépare de Brecht, entre autres différences). Cela vient évidemment du fait que Prévert est un poète, c’est-à-dire un homme d’émotion, mais pas d’idéologie. Quand un prolétaire, chez lui, part à la conquête du monde, il n’a pas un fusil à la main, mais une petite fille, ou une fleur, et un oiseau sur l’épaule.
Ce message, imprécis mais plein de chaleur, limite évidemment la portée « politique » de l’oeuvre, mais il convenait exactement au public ouvrier du début des années trente, un public peu ou mal politisé, qui préparait dans la fièvre, et sans bien le savoir, le Front populaire.
La langue de ces poèmes joue assez adroitement sur deux registres : un langage simple et dépouillé, très proche du parler quotidien, qui appartient moins à celui du « peuple » qu’à celui de tout le monde, et une utilisation courante des jeux de mots sous toutes leurs formes, démarche presque sophistiquée de rhétoriqueur adroit. L’ensemble constitue un outil poétique très efficace, qui favorise tour à tour le lyrisme et le sarcasme, et dont l’ambiguïté même peut toucher un très vaste public.
Ces qualités d’inspiration et de langage ont trouvé dans le cinéma un merveilleux champ d ‘ application. Né cent ans auparavant, Jacques Prévert eût probablement écrit pour le théâtre. Mais l’éclat et la fragilité des images animées convenaient mieux sans doute à la profondeur légère de ses dialogues aigus et transparents.
Il n’est évidemment pas facile (il est même impossible) d’apprécier la part de Prévert dans certains films où il ne fut pas l’unique auteur du scénario, de l’adaptation et des dialogues. Il a ainsi collaboré avec Jacques Vint (Le jour se lève), Pierre Laroche (Les Visiteurs du soir, Lumière d’été, L’Arche de Noé) ; Claude Accursi (Voyage Surprise) ; Paul Grimault (La Bergère et le Ramoneur). En revanche, on peut lui attribuer l’entière paternité de plusieurs ouvres, et notamment des plus importantes, même quand le scénario est tiré d’un roman préexistant. Nous citerons seulement ici : Drôle de drame (roman de Storer Clouston), Quai des brumes (d’après Pierre Mac Orlan), Les Enfants du paradis et Les Portes de la nuit.
Ce qui frappe, dans ces films, c’est d’abord une très grande tendresse à l’égard des personnages. Même les mauvais sujets, même les criminels (comme Lacenaire, dans Les Enfants du paradis) sont traités avec une immense compréhension, une sorte de compassion stupéfiée, qui refuse de les rejeter définitivement de la communauté humaine.
On est également frappé (mais ceci procède de cela) par la richesse des personnages : aucun d ‘ entre eux n’est déterminé par un seul groupe de motifs, leurs sentiments les partagent inconfortablement, ils abritent des zones obscures qui surprennent toujours, ici ou là, le spectateur. De là vient peut-être certain caractère contradictoire qui les anime. Ils possèdent une dimension poétique qui extrait du simple quotidien les aventures qu’ils connaissent. Mais ils conservent un aspect réaliste qui emporte la conviction, alors même qu’ils vivent des événements peu croyables dans un monde presque irréel.