Le quotidien et le merveilleux
On est loin, cette fois, du poète d’Octobre qui écrivait des saynètes édifiantes pour réconforter les grévistes des années trente. Mais les poètes ne changent pas de morale comme de couvre-chef : c’est toujours le même homme qui parle, toujours la même voix que l’on entend.
Tout au long de sa vie, Jacques Prévert n’a jamais cessé de défendre les faibles contre les forts, les pauvres contre les riches, les exploités contre les exploiteurs. Cependant, d’une année à l’autre, sa pugnacité s’est émoussée. Ou, plus exactement, dédaignant toute analyse politique détaillée, son attitude s’est ramenée à ceci : « A bas les patrons ! A bas l’armée ! A bas les curés ! Vive le peuple ! » Cette profession de foi s’établissant en outre sur une générosité profonde et inusable, elle refuse naturellement toute violence délibérée. On reconnaît là cette sorte d’anarchisme bon enfant qui connut le succès, entre les deux guerres, auprès de nombreux intellectuels que rendait méfiants l’action directe des partis. Prévert prône plutôt le refus que la révolte et ne pousse pas le peuple à la révolution. On pourrait se demander si cet homme qui déteste toute forme d’oppression ne pressent pas la triste inutilité d’un changement de régime qui ne sera qu’un changement de pouvoir.
Aujourd’hui, (…) l’illusion d’un paradis social commence à se dissiper et les textes « politiques » de Prévert perdent parfois de leur alacrité : reste le merveilleux.
On a un peu de mal, de nos jours, à imaginer le novateur que fut Jacques Prévert dans ce domaine. Depuis plus de vingt ans, les petits poètes et les chanteurs à la mode peuplent les champs et les bois, les gouttières et les trottoirs, de fleurs qui soupirent, de bêtes qui parlent et de maisons qui marchent. Il n’en était pas de même en 1930. La poésie restait sur son quant-à-soi (même chez Apollinaire et Max Jacob) : le merveilleux logeait sur des cimes parnassiennes. Prévert est le premier, ou peu s’en faut, à l’avoir fait circuler au milieu des hommes.
Cette entreprise venait tout naturellement de son engagement social : on ne peut pas proposer des contes de fées, à la manière de Perrault (ni même d’Andersen), aux prolétaires du XXe siècle. Pourtant, les hommes d’aujourd’hui, comme ceux de tous les temps, ont besoin de rêver. On leur proposera donc des rêves qui s’intègrent à leur désir de changer le monde, qui le nourrissent même, et qui le réconfortent.
Le « merveilleux quotidien » de Jacques Prévert accorde, pour la première fois, la ville et la campagne, le bitume et le tournesol, la mine et le raton-laveur. C’est (mode ou nécessité écologique mise à part) une façon subtile de renouveler la lanterne magique : le conteur propose des rêves qui paraissent à portée de la main, mais qui n’en sont pas moins inaccessibles. Le piège s’est définitivement refermé sur l’avenir des hommes. Le poète du groupe Octobre est désormais aussi loin de nous que celui de La Petite Sirène.
Personne n’écrirait aujourd’hui sans rire :
« les pupitres redeviennent arbres la craie redevient falaise le porte-plume redevient oiseau (Paroles) »
On continue, en revanche, à composer et à lire des poèmes d’amour, peut-être parce que c’est encore l’aventure à la fois la plus merveilleuse et la plus quotidienne. Jacques Prévert a parlé admirablement de cette aventure, en sachant ménager la part du rêve, mais aussi exprimer le bonheur le plus familier (Démons et merveilles).
C’est le même merveilleux qui apparaît dans tous ses films. Même dans ceux qui semblent les plus réalistes, les personnages poursuivent des rêves impossibles, et qu’ils n’atteindront précisément jamais. Baptiste (Les Enfants du paradis) est évidemment celui qui les représente le mieux. Mais on en trouverait d’analogues dans Quai des brumes, dans Le jour se lève, dans Les Portes de la nuit. Et si ce rêve s’incarne le plus souvent dans une femme, ce n’est pas seulement pour des raisons de construction dramatique. C ‘ est qu ‘ un être de chair peut constituer la plus proche et la plus inaccessible des choses : que dire alors de ces êtres d’ombres et de lumière admirablement filmés par Marcel Carné i Le merveilleux peut ainsi trouver sa dimension tragique.
Cela nous amène à observer la double attitude de Prévert à l’égard de l’amour : presque tous ses poèmes parlent d’amour heureux, et tous ses films d’amours impossibles. On dirait que les rêves se brisent dès qu’ils quittent l’imagination du poète pour se cogner contre la réalité. Voilà qui devrait permettre de nuancer ce qui a longtemps paru, chez Jacques Prévert, comme une sorte d’optimisme jovial et sans arrière-pensée.
Ce qui se démode le plus vite, chez un auteur, on le sait bien, ce sont les textes inspirés par les circonstances, et notamment par les fluctuations de la vie politique. Ce qui peut demeurer, en revanche, ce sont les œuvres qui témoignent de situations et de sentiments éternels. Dans le cas de Prévert, la postérité risque fort d’être embarrassée.
Car, si la lutte ouvrière a notablement changé de forme et d’objectifs depuis 1930, l’espoir, la conviction et la générosité qui l’inspirent n’ont pas vieilli.
De son vivant, Jacques Prévert fut le poète le plus populaire de son temps. On pourrait bien découvrir, un jour ou l’autre, qu’il fut en réalité le seul poète vraiment populaire du XXe siècle. On pourrait bien en conclure que ledit siècle en éprouvait le plus urgent besoin, ce qui stupéfiera les uns et révoltera les autres : tous les faiseurs de vers ne peuvent en dire autant.